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« C’est aujourd’hui ! » susurraient les postes de radio dans cent langues différentes. « C’est aujourd’hui ! » annonçaient les manchettes de mille journaux. « C’est aujourd’hui ! » pensaient les cameramen qui s’affairaient à vérifier et revérifier les appareils disposés autour de la vaste esplanade déserte sur laquelle devait se poser la nef de Karellen.

Il n’y en avait plus qu’une seule, à présent, suspendue au-dessus de New York. Car le monde venait de découvrir que les vaisseaux qui montaient la garde au-dessus des autres cités de l’Homme n’avaient jamais existé : la veille, la fière armada des Suzerains s’était volatilisée, dissipée comme la rosée du matin. Les navettes de ravitaillement surgissant des abîmes de l’espace avaient été bien réelles, mais les nuages argentés que, de mémoire d’homme, on avait toujours vus flotter à la verticale de toutes les capitales de la Terre ou presque, n’avaient été qu’une illusion. Comment Karellen avait procédé, nul ne le savait, mais, apparemment, toutes ces nefs n’étaient rien de plus que l’image multipliée de celle du Superviseur. Cependant, il ne s’agissait pas simplement d’un tour de passe-passe optique reposant sur la manipulation des rayons lumineux car les radars s’étaient laissé tromper, eux aussi, et il y avait encore des vieillards qui juraient avoir entendu le sifflement de l’air déchiré quand la flotte était apparue dans le ciel de la Terre.

Mais c’était sans importance. Tout ce qui comptait, c’est que Karellen ne jugeait plus ce déploiement de force nécessaire. Il avait abandonné ses armes psychologiques.

« Le vaisseau bouge ! » La nouvelle se répercuta instantanément aux quatre coins de la planète. « Il se dirige vers l’ouest ! »

Lentement, voguant à une vitesse inférieure à 1 000 kilomètres à l’heure, la nef survolant les grandes plaines amorça sa descente pour son second rendez-vous avec la Terre. Elle se posa docilement devant les caméras à l’affût, devant l’immense foule agglutinée et les gens rassemblés autour de leurs téléviseurs voyaient beaucoup mieux que la plupart des spectateurs qui s’étaient dérangés.

Le sol aurait dû frémir et trembler sous ce poids titanesque mais le bâtiment était toujours sous le contrôle des forces énigmatiques qui le guidaient à travers les étoiles et il embrassa la terre avec la même douceur qu’un flocon de neige au terme de sa chute.

La paroi incurvée qui dominait le sol de vingt mètres ondoya et une ouverture béa soudain dans ce qui avait semblé être jusque-là une surface lisse et miroitante. Une ouverture aussi obscure que l’entrée d’une caverne ténébreuse au delà de laquelle les objectifs inquisiteurs des caméras eux-mêmes ne distinguaient rien.

Une large et scintillante passerelle émergea de ce noir orifice, se développant jusqu’à ce que son extrémité touchât le sol, langue de métal massive de part et d’autre garnie d’une main courante. Elle ne comportait pas de marches. Elle n’avait pas plus d’aspérités qu’un toboggan à la pente raide et il paraissait aussi impossible de l’escalader que de la descendre de manière ordinaire.

La Terre entière contemplait le sombre portail où rien ne frémissait. Puis, venant d’on ne savait quelle source cachée, la voix de Karellen, inoubliable bien qu’elle ne se fût fait entendre qu’en de rares occasions, retentit. Le message du Superviseur aurait difficilement pu être plus inattendu :

— Il y a des enfants près de la passerelle. J’aimerais que deux d’entre eux viennent à ma rencontre.

Dans le silence qui succéda à ces mots, on vit un petit garçon et une petite fille sortir de la foule et, sans le moindre embarras, s’approcher de la passerelle – et entrer dans l’histoire. D’autres s’apprêtèrent à les suivre mais ils s’arrêtèrent quand Karellen laissa échapper un rire étouffé.

— Deux suffiront.

Passionnés par l’aventure qui leur survenait, les gamins – ils n’avaient sûrement pas plus de six ans – sautèrent sur la passerelle.

Et ce fut le premier miracle.

Agitant joyeusement le bras pour saluer les curieux et leurs parents anxieux – qui se rappelaient sans doute, mais trop tard, la légende de Pied, le joueur de flûte, les enfants commençaient à s’élever le long de la pente abrupte d’un mouvement glissant. Pourtant, leurs jambes demeuraient immobiles et leur corps faisait un angle droit avec la passerelle. Celle-ci avait sa propre gravité, elle n’était pas assujettie à celle de la Terre. Les gosses, ravis par cette expérience sans précédent, se demandaient encore qui pouvait bien les faire monter ainsi lorsqu’ils disparurent à l’intérieur de la nef.

L’écrasant silence qui s’était abattu sur toute la Terre dura vingt secondes – encore que, plus tard, personne ne pût convenir que cela avait été si court. Puis on eut l’impression que l’obscurité remplissant la vaste cavité se projetait en avant. Et Karellen émergea au grand jour, portant le petit garçon dans son bras gauche et la petite fille dans son bras droit. Les deux gosses étaient trop occupés à jouer avec les ailes du Superviseur pour prêter la moindre attention à la multitude aux aguets.

C’était à porter au crédit du sens psychologique des Suzerains et des années de préparation minutieuse qui avaient précédé cet instant : on ne compta que quelques rares évanouissements. Pourtant, moins nombreux encore furent peut-être les habitants de la Terre qui n’effleurèrent pas pendant un terrible et fugitif instant une épouvante millénaire avant que la raison l’eût chassée à jamais.

Le doute n’était pas permis. Les ailes membraneuses, les petites cornes, la queue griffue – tout était là. La plus terrifiante de toutes les légendes, surgissant d’un passé inconnu, s’était faite chair. Et pourtant, la créature mythique dont le soleil caressait le gigantesque et majestueux corps d’ébène souriait, immobile en haut de la passerelle, un enfant humain niché avec confiance dans le creux de chaque bras.

Les enfants d'Icare
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